23
VÉRITÉ
J’eus l’impression d’avoir dormi très longtemps – mon corps était raide comme si, toutes ces heures, je n’avais pas bougé une seule fois. J’avais l’esprit embrumé, lent ; des songes étranges et colorés – rêves et cauchemars – tournoyaient vertigineusement dans ma tête. Vivaces. L’horrible et le merveilleux mêlés en un fouillis bizarre, balançant entre impatience et peur, les deux aspects intrinsèques de ces voyages oniriques frustrants où l’on court sans avancer... Des tas de monstres aussi, démons aux pupilles rouges d’autant plus épouvantables qu’ils étaient d’une exquise politesse. Les images étaient encore fortes, je me rappelai même les noms. Cependant, l’épisode le plus clair n’était pas celui de l’horreur, mais celui de l’ange.
Il me fut difficile de le laisser partir et de m’éveiller. Ce rêve-là refusait que je le repousse dans cette cave des songes que je m’interdisais de revisiter. Je me battis contre lui au fur et à mesure que mon esprit retrouvait sa lucidité et se concentrait sur la réalité. J’étais incapable de me rappeler quel jour de la semaine nous étions, mais j’étais certaine que Jacob, le lycée, le travail, que sais-je ? m’attendaient. J’inspirai profondément, soucieuse de la façon dont j’allais affronter cette nouvelle journée.
Quelque chose de froid effleura mon front très doucement.
Je fermai les yeux encore plus fort, avec le sentiment de rêver encore, mais de rêver une réalité anormalement tangible. J’étais tout près de reprendre conscience, à présent... plus qu’une seconde, et le songe aurait disparu. Je compris cependant que tout cela était trop beau pour être vrai. Les bras de pierre que j’avais imaginés enroulés autour de moi étaient par trop substantiels. Si j’autorisais cela aussi à s’éloigner, je risquais de le regretter plus tard. Avec un soupir résigné, je forçai mes paupières à se soulever, afin de dissiper l’illusion.
— Oh ! soufflai-je en plaquant aussitôt mes poings sur mes yeux.
Visiblement, j’étais allée trop loin, et ça avait été une erreur que de laisser mon imagination déraper autant. Bon, d’accord, « laisser » n’était pas le bon mot. Je l’avais forcée à déraper – j’avais traqué mes hallucinations –, résultat : mon esprit s’était brisé.
Il me fallut moins d’une demi-seconde pour me dire que, puisque j’étais carrément folle maintenant, autant profiter de mes fantasmes, du moment qu’ils étaient agréables. Je rouvris les yeux – Edward était toujours là, son visage parfait à quelques centimètres à peine du mien.
— Je t’ai fait peur ? s’inquiéta-t-il.
Pour un délire, celui-là n’était plutôt pas mal. Les traits, l’odeur, tout – c’était encore plus génial que la noyade. Le splendide fruit de mon imagination me regarda changer d’expression avec anxiété. Ses iris étaient d’un noir d’encre, des cernes violets les soulignaient. Cela m’étonna – mes Edward subliminaux étaient mieux nourris, d’ordinaire.
Je clignai des paupières deux fois de suite, m’efforçant désespérément de me rappeler la dernière chose dont je fusse certaine qu’elle était réelle. Alice avait figuré dans mon rêve, et je me demandai si elle était vraiment revenue ou s’il ne s’agissait que d’une entrée en matière. Il me semblait bien me souvenir qu’elle était revenue le jour où j’avais failli me noyer, cependant... je n’en étais pas sûre.
— Oh, flûte ! croassai-je, la voix lourde de sommeil.
— Qu’y a-t-il, Bella ?
Je fronçai les sourcils, mécontente. Lui était de plus en plus angoissé.
— Je suis morte, hein ? Je me suis noyée. Zut de zut ! Charlie ne va pas s’en remettre.
Il plissa le nez.
— Tu es vivante, Bella.
— Dans ce cas, pourquoi je n’arrive pas à me réveiller ?
— Tu es réveillée, Bella.
— À d’autres ! C’est ce que tu voudrais que j’avale. Et après, quand je me réveillerai pour de bon, ce sera encore pire. Si je me réveille, s’entend. Ce qui ne se produira pas, parce que je suis morte. C’est affreux. Pauvre Charlie ! Renée, Jake...
Je m’interrompis, horrifiée d’avoir osé me tuer.
— J’ai bien peur que tu me prennes pour un cauchemar, commenta Edward avec un sourire lugubre. Mais explique-moi un peu pourquoi on t’a envoyée en enfer. Te serais-tu rendue coupable de meurtres en mon absence ?
— Il faut croire que non. Si j’étais en enfer, tu ne serais pas là.
Il soupira. Mes yeux se tournèrent très brièvement et involontairement vers la fenêtre ouverte et obscure. Les souvenirs commencèrent à revenir... et je sentis une rougeur légère et inhabituelle envahir mes joues, tandis que je me rendais compte peu à peu qu’il était bien là, en chair et en os, avec moi, et que, en parfaite imbécile, je gaspillais mon temps.
— Tout ça est-il arrivé ? Pour de vrai ?
Transmuter mon rêve en réalité dépassait mes aptitudes mentales – impossible !
— Ça dépend de ce à quoi tu te réfères. S’il s’agit du fait que nous avons failli être massacrés en Italie, alors oui.
— L’Italie ! Comme c’est bizarre ! Savais-tu que je n’étais jamais allée plus à l’est qu’Albuquerque ?
— Rendors-toi, maugréa-t-il en levant les yeux au ciel. Tu racontes n’importe quoi.
— Je n’ai plus sommeil, ripostai-je, de plus en plus consciente à présent. Quelle heure est-il ? J’ai dormi longtemps ?
— Environ quatorze heures. Il est une heure du matin.
J’étirai mes membres gourds.
— Et Charlie ?
— Il dort. Autant te prévenir, je suis en train d’enfreindre les règles. Pas techniquement, puisqu’il m’a interdit de jamais repasser le seuil de sa maison et que je suis entré par la fenêtre... n’empêche, ses intentions étaient claires et nettes.
— Il t’a banni de chez nous ? m’écriai-je, furieuse.
— Tu t’attendais à autre chose ?
Son regard était plein de tristesse. Moi, j’étais folle de rage. J’allais dire deux mots à mon père, histoire de lui rappeler que, légalement, j’étais majeure. Rien que pour le principe. Même si, très bientôt, l’exil d’Edward n’aurait plus d’importance, puisqu’il allait m’abandonner de nouveau. Je décidai de penser à des perspectives moins douloureuses.
— C’est quoi, l’histoire ? m’enquis-je.
J’étais curieuse, mais aussi soucieuse de conserver une certaine décontraction à la conversation, afin de garder le contrôle de moi-même et de ne pas l’effrayer au point qu’il s’enfuie devant mon désir frénétique et dévorant.
— Comment ça ?
— Qu’est-ce que je raconte à Charlie ? Quelle est mon excuse pour avoir disparu pendant... combien de temps, déjà ?
— Trois jours. À dire vrai, ajouta-t-il en souriant de manière plus authentique cette fois, je comptais un peu sur toi pour trouver une explication qui sonne juste. Moi, je sèche.
— Super.
— Espérons qu’Alice inventera quelque chose.
Tentative pour me rassurer, qui fonctionna d’ailleurs. Ce que me réservait l’avenir attendrait. La moindre seconde de sa présence ici – tout proche, son visage sans défauts resplendissant sous la faible lueur des chiffres lumineux de mon réveille-matin – était précieuse et se devait de ne pas être gâchée.
Je commençai par une question moins vitale, fort intéressante néanmoins. J’étais en sécurité chez moi, il pouvait choisir de me quitter n’importe quand. Il fallait donc que je le fasse parler. Et puis, ce paradis momentané n’était pas entièrement complet sans le son de sa voix.
— Dis-moi un peu, à quoi as-tu consacré ton temps, jusqu’il y a trois jours ?
— À rien de bien passionnant, marmonna-t-il, soudain circonspect.
— Ça ne m’étonne pas, grommelai-je.
— Pourquoi cette tête ?
— Eh bien... si tu étais un rêve, c’est exactement ce que tu aurais répondu. Mon imagination doit s’épuiser.
— Si je te raconte tout, admettras-tu enfin que tu n’es pas en train de faire un cauchemar ?
— Un cauchemar ? Bon, d’accord. Vas-y.
— J’ai... chassé.
— Tu n’as rien de mieux à me proposer ? Cela ne me prouve pas que je ne délire pas.
Il réfléchit puis, lentement, en choisissant soigneusement ses mots, il parla.
— Je n’ai pas chassé pour me nourrir... je me suis essayé à... traquer. Je ne suis pas très doué pour ça.
— Et qu’est-ce que tu traquais ?
— Rien de bien important.
Paroles démenties par son expression embarrassée.
— Je ne pige pas.
Il hésita.
— Je... Je te dois des excuses. Non, je te dois tellement plus ! Mais il faut que tu saches...
Son débit s’accéléra, comme autrefois quand il était ému, et je dus me concentrer pour tout saisir.
— ... que je ne me doutais absolument pas... je ne me suis pas rendu compte du bazar que je laissais derrière moi. Je te pensais en sécurité ici. Saine et sauve. Je n’imaginais pas que Victoria reviendrait. (Ses lèvres se retroussèrent en prononçant le prénom.) J’avoue que, lorsque je l’ai vue, la première fois, j’ai plus prêté attention aux pensées de James qu’aux siennes. Je n’ai pas compris qu’elle était du genre à réagir ainsi. Ni qu’elle lui était aussi attachée. J’ai deviné pourquoi depuis : elle avait tellement foi en lui qu’elle n’envisageait pas qu’il puisse échouer. Sa confiance exagérée m’a dissimulé l’ampleur de ce qu’elle éprouvait pour lui, m’a empêché de mesurer la profondeur de leurs liens. Non que j’aie des excuses pour t’avoir laissée affronter seule cette situation. Quand j’ai entendu ce que tu disais à Alice, et qu’elle avait elle-même présagé, quand j’ai découvert que tu avais dû t’en remettre à des loups-garous immatures, versatiles, les pires créatures qui soient en dehors de Victoria... (Il frissonna, se tut un instant.) Je t’en prie, crois-moi si je te dis que je n’avais pas du tout prévu cela. J’en suis malade, jusqu’au plus profond de mon être. Même aujourd’hui, alors que je te tiens dans mes bras. Je suis un misérable d’avoir...
— Stop ! le coupai-je.
Il me contempla, le visage empreint d’une culpabilité épouvantable, et je cherchai les paroles justes, celles qui le libéreraient de l’obligation qu’il se sentait avoir à mon égard, et qui le rendait si malheureux. C’étaient des mots très difficiles à prononcer, et je n’étais pas sûre d’y parvenir sans craquer. Il fallait pourtant que j’essaie. Je ne tenais pas à être une source d’angoisse et de remords. Il devait être heureux, quel qu’en fût le prix à payer pour moi.
Même si j’avais espéré garder cette étape de notre discussion pour la fin. Elle arrivait beaucoup trop tôt à mon goût. Recourant aux mois d’entraînement à la normalité que ma coexistence avec Charlie m’avait imposés, j’affichai un visage serein.
— Edward, dis-je.
Son prénom me brûla la gorge tandis que je sentais le fantôme de la plaie béante dans ma poitrine qui guettait le moment de se rouvrir. Je craignis vraiment de ne pas y survivre cette fois.
— Edward, il faut que tu arrêtes ça tout de suite. Tu n’as pas le droit de penser ainsi. Tu ne peux laisser cette... culpabilité... régir ton existence. Il est impossible que tu endosses la responsabilité des choses qui m’arrivent. Tu n’y es pour rien. Ma vie est comme ça, un point c’est tout. Donc, la prochaine fois que je trébucherai devant un bus ou tout autre incident de la même eau, tu es prié d’admettre que tu n’as pas à en éprouver des regrets. Inutile de filer en Italie simplement parce que tu te sens mal de ne pas m’avoir sauvée. Même si j’avais plongé de cette falaise pour me suicider, cela aurait relevé de mon choix, pas de ta faute. Je sais qu’il est dans ta nature de prendre systématiquement le blâme sur toi, mais tu ne peux laisser cette tendance te mener à de tels extrêmes ! C’est irresponsable ! Pense à Esmé et Carlisle...
À deux doigts de fondre en larmes, je m’arrêtai pour respirer profondément et me calmer. Je devais le libérer. Je devais m’assurer que cela ne se reproduirait jamais.
— Isabella Marie Swan, chuchota-t-il avec une expression étrange (de la fureur ?), penses-tu vraiment que j’ai demandé aux Volturi de me tuer parce que j’éprouvais de la culpabilité ?
J’étais perdue.
— Ce n’est pas le cas ?
— J’avais des remords. Des tonnes. Bien plus que tu ne serais capable d’imaginer.
— Ben alors... qu’est-ce que tu racontes ?
— Bella, murmura-t-il, le regard fou. Je me suis rendu auprès des Volturi parce que je te croyais morte. Quand bien même n’aurais-je eu aucune part de responsabilité dans ta mort – il frissonna –, quand bien n’y aurais-je été pour rien, je serais allé en Italie. Certes, j’aurais dû me montrer plus prudent, j’aurais dû parler directement à Alice plutôt que prendre pour argent comptant ce que Rose m’avait rapporté, mais qu’étais-je censé croire quand le garçon a lâché que Charlie était à l’enterrement ? Quelles chances avais-je de deviner la vérité ?
Il parlait si bas que je ne fus pas certaine d’avoir bien entendu.
— Les chances, reprit-il, sont toujours contre nous, et nous n’apprenons pas de nos erreurs. Je ne critiquerai plus jamais Roméo.
— Je ne saisis toujours pas, répondis-je. Qu’est-ce que ça aurait changé ?
— Quoi ?
— Si j’étais morte ?
Il me contempla longtemps d’un air dubitatif.
— Tu as donc oublié ce que je t’ai dit ?
— Il n’y a pas de danger.
Notamment ses ultimes paroles, celles qui avaient réduit à néant tout le reste.
— J’ai l’impression qu’il y a méprise, Bella, commenta-t-il en caressant ma lèvre de son doigt froid.
Il ferma les yeux, secoua la tête avec un demi-sourire qui ne trahissait nul contentement.
— Je pensais avoir été clair. Je ne pourrais pas vivre dans un monde où tu n’existerais plus, Bella.
— Là, tu... (Je cherchai le mot approprié.) Tu m’égares.
Effectivement, j’étais déboussolée ; ses paroles n’avaient aucun sens. Il se pencha sur moi et plongea ses yeux dans les miens.
— Je sais mentir, Bella, j’y suis obligé, marmonna-t-il avec franchise.
Je me pétrifiai, muscles tendus, prête à encaisser le choc. La ligne de faille dans ma poitrine se déchira, et la douleur fut si violente qu’elle me coupa le souffle. Il me secoua, essayant de rompre ma tétanie.
— Laisse-moi terminer ! Je sais mentir, n’empêche, tu m’as cru si vite ! Ça a été... horrible.
J’attendis, toujours aussi raide.
— Dans la forêt, quand je t’ai fait mes adieux...
M’interdisant les souvenirs, je me battis pour m’accrocher à l’instant présent.
— ... j’ai bien vu que tu ne renoncerais pas à moi. Je ne voulais pas agir ainsi, j’avais le sentiment que ça me tuerait, mais je savais aussi que si je n’arrivais pas à te persuader que je ne t’aimais plus, tu ne tarderais que plus à poursuivre le fil de ton existence. J’espérais que si tu pensais que moi, j’étais passé à autre chose, ce serait plus facile.
— La rupture brutale, marmonnai-je.
— Oui. Et pourtant, je n’avais pas songé que ce serait aussi simple ! Je m’étais dit que ce serait impossible, que tu serais tellement sûre de la vérité que je serais contraint de mentir comme un arracheur de dents pendant des heures afin de semer le doute en toi. J’ai menti, et je le regrette. Je suis désolé de t’avoir blessée, et je le suis parce que ça n’a servi à rien. Je suis navré de n’avoir pas pu te protéger de ce que je suis. J’ai menti pour te sauver, et ça n’a pas marché. Excuse-moi. En même temps, comment as-tu pu me croire ? Après les milliers de fois où j’avais dit t’aimer, comment as-tu pu laisser un mot briser la foi que tu avais en moi ?
Je ne répondis pas, trop choquée pour sortir une parole rationnelle.
— J’ai lu dans tes yeux que tu pensais, profondément, que je ne voulais plus de toi. La chose la plus absurde, la plus ridicule qui soit. Comme si je pouvais exister sans toi !
Je ne bronchai pas. Ses mots étaient incompréhensibles parce qu’irréels. Une fois encore, il me secoua, pas fort, mais assez pour que mes dents s’entrechoquent.
— Voyons, Bella ! souffla-t-il. À quoi pensais-tu ?
Alors, je me mis à pleurer. Les larmes noyèrent mes yeux et roulèrent lamentablement sur mes joues.
— Je le savais, sanglotai-je, je savais que je rêvais !
— Tu es insupportable ! s’emporta-t-il avant d’éclater de rire, un rire bref et agacé. De quelle façon faut-il que je m’exprime pour que tu me croies ? Tu ne dors pas, tu n’es pas morte non plus. Je suis bien là, et je t’aime. Je t’ai toujours aimée, je t’aimerai toujours. J’ai pensé à toi, j’ai imaginé tes traits durant chaque seconde de mon absence. Quand je t’ai dit que je ne voulais pas de toi, c’était le pire des blasphèmes.
Je secouai le menton, cependant que les larmes continuaient à se déverser.
— Tu penses que je mens encore, hein ? chuchota-t-il, le visage encore plus pâle que d’ordinaire. Pourquoi arrives-tu à croire le mensonge et pas la vérité ?
— Ton amour pour moi n’a jamais eu de sens, expliquai-je d’une voix brisée. Je l’ai toujours su.
— Je vais te prouver que tu es éveillée, riposta-t-il, mâchoires serrées et yeux plissés.
Sur ce, il enferma solidement mon menton entre ses mains, sans se laisser démonter par ma résistance.
— S’il te plaît, non, le suppliai-je en détournant la tête.
Ses lèvres s’arrêtèrent à deux centimètres des miennes.
— Pourquoi ?
— Quand je reviendrai à moi... d’accord, quand tu me quitteras de nouveau, me corrigeai-je en le voyant prêt à protester, j’aurai assez de mal sans cela.
Il recula légèrement, me toisa.
— Hier, chuchota-t-il, quand je t’ai touchée, tu t’es montrée si... hésitante, retenue, et pourtant la même. Pourquoi ? Est-ce parce que j’arrive trop tard ? Parce que je t’ai tellement blessée ? Parce que tu es passée à autre chose, comme je le souhaitais ? Ce serait... légitime, et je ne contesterais pas ta décision. Alors, s’il te plaît, ne m’épargne pas. Dis-moi juste maintenant si tu peux encore m’aimer ou non, malgré tout ce que je t’ai imposé. Dis-moi...
— Tu parles d’une question idiote.
— Réponds-y. S’il te plaît.
Je le fixai longuement d’un œil peu amène.
— Je ressentirai toujours la même chose pour toi, finis-je par murmurer. Bien sûr que je t’aime, tu n’y changeras rien.
— C’est tout ce que j’avais besoin d’entendre.
Sa bouche se plaqua sur la mienne, et je fus incapable de lui résister. Pas parce qu’il était mille fois plus fort que moi, mais parce que ma volonté fut réduite en poussière à la seconde où nos lèvres s’effleurèrent. Ce baiser ne fut pas aussi prudent que ceux dont j’avais gardé le souvenir, ce qui me convenait parfaitement. Si je devais me déchirer encore plus, autant retirer un maximum de l’affaire. Bref, je lui rendis son baiser, mon cœur battant une chamade désordonnée cependant que ma respiration devenait halètement et que mes doigts palpaient avidement son visage. Son corps marmoréen épousait chaque courbe du mien, et j’étais heureuse qu’il ne m’eût pas écoutée. Aucune souffrance au monde n’aurait justifié de louper ça. Ses mains mémorisaient mes traits, comme les miennes jouaient sur les siens et, pendant les rares secondes où ses lèvres se détachaient des miennes, il murmurait mon prénom.
Lorsque je commençai à avoir le vertige, il s’écarta, mais pour mieux coller son oreille contre mon cœur. Je restai allongée, hébétée, attendant de retrouver ma respiration.
— À propos, dit-il avec décontraction, je n’ai pas l’intention de te quitter.
Je ne relevai pas ; il parut prendre mon silence pour du scepticisme. Plantant ses prunelles dans les miennes, il insista.
— Je ne partirai nulle part sans toi. Je m’en suis allé uniquement parce que je voulais que tu aies la chance de vivre une existence normale et humaine. L’effet que j’avais sur toi était catastrophique – je te mettais en danger, je t’arrachais au monde qui est le tien, je risquais ta vie à chaque instant. Cela devait cesser, et le seul moyen était que je te délaisse. Si je n’avais pas pensé que tu serais mieux sans moi, je ne me serais jamais éloigné. Je suis bien trop égoïste. Toi seule pouvais être plus importante que mes désirs... mes besoins. Or, je désire et j’ai besoin d’être avec toi. Je sais que je n’aurai plus la force de repartir. J’ai trop d’excuses pour rester, Dieu merci ! Apparemment, tu n’es pas fichue de rester en sécurité, que je sois près ou loin de toi.
— Pas de promesses, s’il te plaît...
Si je cédais à l’espoir, et que rien ne venait, j’en mourrais. Là où tous ces vampires impitoyables n’avaient pas réussi à m’achever, l’espoir triompherait à la tâche. Un éclat de colère illumina ses pupilles noires.
— Penses-tu que je te mente ?
— Non, objectai-je.
Je m’efforçais de partir de l’hypothèse qu’il m’aimait tout en restant cliniquement objective pour éviter de tomber dans le piège de l’espérance.
— Tu es sans doute sincère... maintenant. Mais demain, quand tu repenseras à toutes les raisons qui t’ont poussé à fuir ? Ou le mois prochain, quand Jasper n’arrivera pas à se maîtriser ?
Il tressaillit, tandis que je revoyais mes derniers jours avant qu’il me quitte à travers le filtre de ce qu’il était en train de me dire. Ce spectre nouveau qui supposait qu’il m’avait abandonnée alors qu’il m’aimait, pour mon bien, donnait un autre éclairage à son silence, sa froideur, sa bouderie.
— Tu as longtemps mûri ta décision de t’en aller, hein ? À l’époque ? Tu finiras par faire ce que tu estimes bien.
— Je n’ai pas autant de détermination que tu m’en prêtes. Le bien et le mal ont perdu de leur signification pour moi. Je revenais vers toi, de toute façon. Avant que Rosalie lâche la nouvelle, j’avais déjà dépassé l’idée d’essayer de vivre au jour le jour, même. Chaque heure était un combat. Ce n’était plus qu’une question de temps – plus beaucoup d’ailleurs – et j’aurais cogné à ta fenêtre en te suppliant de me reprendre. Si tu le veux, je suis prêt à te supplier à présent.
— Sois sérieux.
— Je le suis, s’énerva-t-il. Voudrais-tu s’il te plaît me faire le plaisir d’écouter ce que je m’efforce de te dire ? Autorise-moi à t’expliquer ce que tu représentes pour moi.
Il s’interrompit pour s’assurer que j’étais vraiment attentive.
— Avant toi, Bella, reprit-il ensuite, ma vie était une nuit sans lune. Très noire, même s’il y avait des étoiles – des points de lumière et de raison... Et puis, tout à coup, tu as traversé mon ciel comme un météore. Soudain, tout brûlait, tout brillait, tout était beau. Quand tu as eu disparu, quand le météore est tombé derrière l’horizon, tout s’est de nouveau assombri. Rien n’avait changé, sauf que mes yeux avaient été aveuglés par la lumière. Je ne distinguais plus les étoiles, et la raison ne signifiait plus rien.
J’avais envie de le croire. Mais ce qu’il me décrivait là, c’était ma vie sans lui. Pas l’inverse.
— Tes yeux s’ajusteront à l’obscurité, marmonnai-je.
— Ils n’y arrivent pas, c’est bien ça le problème.
— À quoi te servent tes fameuses distractions, hein ?
Il s’esclaffa d’un rire dénué d’humour.
— Elles sont juste un élément du mensonge. Rien n’est venu me distraire de... mon agonie. Mon cœur n’a pas battu en presque quatre-vingt-dix ans, mais là, c’était différent. C’était comme s’il m’avait été arraché, comme si j’étais vide. Comme si tout ce que j’avais en moi était resté avec toi.
— C’est drôle.
— Drôle ? s’étonna-t-il.
— Étrange. Je pensais que ce phénomène n’affectait que moi. Parce que moi aussi je me suis éparpillée en mille morceaux. Voilà longtemps que je n’ai pas réussi à respirer à fond. (J’emplis mes poumons, jouissant de la délicieuse sensation.) Quant à mon cœur, j’ai bien cru qu’il était définitivement perdu.
Fermant les paupières, il reposa son oreille contre mon sein. De mon côté, j’enfouis mes joues dans ses cheveux, m’imprégnant de leur texture, humant leur merveilleuse odeur.
— La traque n’a donc pas constitué une grosse distraction ? demandai-je avec curiosité.
Et pour me distraire également, car j’étais dangereusement près d’espérer. Je n’allais pas pouvoir me retenir encore très longtemps. Dans ma poitrine, mon cœur douloureux chantait.
— Non, soupira-t-il. De plus, ça n’a jamais été une distraction, rien qu’une nécessité.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Que, même si je ne m’étais pas attendu à ce que Victoria représente un quelconque danger, il était hors de question que je la laisse... Comme j’ai dit, j’ai été nul. Je l’ai pourchassée jusqu’au Texas, puis je me suis laissé détourner par une fausse piste qui m’a amené au Brésil, alors qu’en réalité elle revenait ici. Je n’étais même pas sur le bon continent ! Pendant ce temps, mon pire cauchemar...
— Tu as traqué Victoria ! m’exclamai-je d’une voix suraiguë.
Dans la pièce voisine, les ronflements de Charlie eurent quelques ratés avant de reprendre leur régularité.
— Pas très brillamment, répondit Edward en contemplant ma stupéfaction avec étonnement. Ne t’inquiète pas, désormais, je me débrouillerai mieux. Elle ne contaminera plus l’air en le respirant très longtemps.
— C’est... exclu, parvins-je à bredouiller.
Quelle folie ! Même si Emmett ou Jasper l’aidaient. Même si les deux l’aidaient. C’était pire que ce que j’avais envisagé : Jacob Black à deux pas de la silhouette féline et néfaste de Victoria. Je ne supportais pas l’image d’Edward sur les lieux, bien qu’il fût plus résistant que mon ami à moitié loup.
— Pour elle, c’est trop tard, répliqua-t-il. Si elle m’a échappé, une première fois, plus maintenant, pas après que...
Je le coupai derechef en affichant un calme que j’étais loin d’éprouver.
— Ne viens-tu pas de me jurer que tu ne m’abandonnerais plus ? ripostai-je en résistant à l’envie de croire à ces mots à mesure que je les prononçais. Voilà qui n’est pas franchement compatible avec une expédition de chasse, non ?
Il fronça les sourcils, et un grondement naquit au fond de sa gorge.
— Je tiendrai ma promesse, Bella. Mais Victoria doit mourir. Très vite.
— Inutile de se précipiter, objectai-je en dissimulant mon angoisse. Elle ne reviendra peut-être pas. Jake l’a sans doute effrayée définitivement. Il n’y a aucune raison de la pourchasser. De plus, j’ai un problème plus important sur les bras qu’elle.
— C’est vrai, admit-il. Les loups-garous.
— Je ne parlais pas de Jacob, grondai-je. Ce à quoi je pense dépasse largement une poignée de jeunes animaux qui se fourrent dans toutes sortes d’ennuis.
Il faillit protester, se ravisa. Ses dents claquèrent, et il susurra :
— Vraiment ? Alors quel est ce fameux problème ? Qu’est-ce qui te donne l’impression que le retour de Victoria serait de la petite bière, en comparaison ?
— Très bien, disons alors qu’il ne viendrait qu’en deuxième position dans l’ordre de mes soucis.
— Mouais, acquiesça-t-il, soupçonneux.
J’hésitai, à peu près certaine que je n’arriverais pas à prononcer le nom.
— Il y a ceux qui ne manqueront pas de venir me chercher.
Il soupira ; une réaction moins violente que celle à laquelle je m’étais attendue.
— Les Volturi ne sont pas le premier de tes soucis ?
— Ça n’a pas l’air de te bouleverser beaucoup.
— Nous avons amplement le loisir d’y réfléchir, répondit-il d’un ton léger. Le temps a une tout autre signification pour eux que pour toi, et même moi. Ils comptent les années comme toi les jours. Je ne serais pas surpris que tu aies trente ans avant qu’ils se souviennent de toi.
Je fus submergée par l’horreur. Trente ans !
Sa promesse n’avait donc aucun sens. Si je devais atteindre l’âge de trente ans, c’est qu’il n’avait pas l’intention de prolonger son séjour en ma compagnie. La brusque douleur de cette révélation me permit de m’apercevoir que j’avais commencé à espérer, alors que je me l’étais interdit.
— N’aie pas peur, murmura-t-il, inquiété par les larmes qui s’accumulaient au bord de mes yeux. Je les empêcherai de te faire du mal.
— Tant que tu seras là, répliquai-je.
Quant à ce qui se produirait ensuite, je m’en fichais comme d’une guigne.
— Je ne te quitterai plus jamais, répéta-t-il en coinçant mon visage entre ses paumes de pierre, cependant que ses yeux de nuit sans lune vrillaient les miens avec la force gravitationnelle d’un trou noir.
— Mais tu as parlé de trente ans ! gémis-je, et mes larmes débordèrent. Ça veut dire quoi ? Que tu vas rester mais que tu me laisseras vieillir ? C’est ça ?
Son regard s’adoucit, mais sa bouche se durcit.
— Exactement, répondit-il. Je n’ai pas le choix. Je ne peux pas vivre sans toi, et je refuse de te priver de ton âme.
— Est-ce vraiment...
Je tentai de garder une voix égale, en vain – la question était trop difficile. Je revoyais son visage quand Aro l’avait presque supplié de me rendre immortelle. Son air révulsé. Son obsession à me conserver humaine relevait-elle véritablement du souci de mon âme ? N’était-ce pas plutôt qu’il hésitait à vouloir de ma compagnie pour aussi longtemps ?
— Oui ?
J’optai pour un autre sujet, presque aussi pénible.
— Qu’en sera-t-il lorsque je serai si vieille qu’on me prendra pour ta mère ?
L’idée même me dégoûtait. Me revenait en mémoire l’image de grand-mère dans le miroir.
— Je m’en fiche, murmura-t-il, adouci, en séchant mes larmes de ses lèvres. Tu seras toujours la plus belle créature de mon univers. Bien sûr, si tu... mûrissais plus que moi, si tu exigeais plus, je le comprendrais. Et je te promets que je ne m’opposerais pas à ce que tu me quittes.
Ses yeux d’onyx liquide étaient absolument sincères, comme s’il avait consacré des heures de réflexion interminables à ses projets idiots.
— Tu te rends compte que je finirai par mourir, n’est-ce pas ?
À ça aussi, il avait pensé.
— Je te suivrai dans la tombe aussi vite que possible.
— Tu es complètement cinglé.
— Bella ! C’est notre seule manière de...
— Faisons marche arrière un instant ! l’interrompis-je, et la colère rendait la lucidité beaucoup plus facile. Tu n’as quand même pas oublié les Volturi ? Je n’ai pas le droit de rester humaine. Ils me tueront. Même s’ils ne songent pas à moi avant que j’aie trente ans, tu crois vraiment qu’ils me laisseront passer à travers les mailles du filet ?
— Non, admit-il lentement, mais...
— Mais ?
— J’ai quelques plans en réserve, annonça-t-il avec un sourire triomphal.
Décidément, je n’étais pas la seule à avoir perdu la raison.
— Et ces plans, marmonnai-je, de plus en plus acide, tournent autour d’une idée centrale, me garder humaine ?
— Évidemment ! s’emporta-t-il à son tour.
Il me toisa avec une divine arrogance, et nous nous affrontâmes du regard pendant une longue minute. Puis j’inspirai profondément, carrai les épaules et repoussai ses bras, de façon à m’asseoir.
— Souhaites-tu que je m’en aille ? s’enquit-il.
Je frémis en constatant que cette perspective le blessait, bien qu’il tentât de le cacher.
— Non, répondis-je. C’est moi qui m’en vais.
Suspicieux, il me suivit des yeux tandis que je me levais et tâtonnais dans la chambre obscure pour tenter de trouver mes chaussures.
— Puis-je me permettre de te demander où tu vas ?
— Chez toi.
Se mettant vivement debout, il me tendit ce que je cherchais.
— Tiens, les voici. On peut savoir comment tu as l’intention de t’y rendre ?
— Avec la Chevrolet.
— Ça risque de réveiller Charlie, essaya-t-il de me dissuader.
— Je sais. Honnêtement, je m’en moque. Il va déjà me punir pendant des semaines, alors...
— Non. C’est à moi qu’il en veut.
— Tu as une meilleure idée ? Je suis tout ouïe.
— Reste ici.
— Des clous ! Mais je t’en prie, pars devant.
Et je me dirigeai vers la porte. Il y fut avant moi, me bloquant le passage. Furieuse, je me tournai vers la fenêtre. Ce n’était pas si haut, il y avait de l’herbe en dessous...
— Très bien, gronda-t-il, je t’y emmène.
— À ta guise. De toute façon, il vaudrait mieux que tu sois là-bas également.
— Pourquoi donc ?
— Parce que tu es une tête de mule. Au passage, conseil d’amie, tu devrais apprendre à t’ouvrir l’esprit.
— Sur quoi ?
— Cette histoire n’est plus de ton seul ressort. Tu n’es pas le centre du monde, tu sais ? (Là, je ne parlais évidemment pas de mon monde.) Si tu dois attirer les Volturi dans les parages parce que tu refuses bêtement de me transformer, il me semble que ta famille a le droit de dire son mot.
— Son mot sur quoi ?
— Ma mortalité. Je vais la mettre au vote.